L'émotion comme une houle intérieure


Par Stéphanie Regout

 

Article paru dans le TresSage 10 de juin 2018.

 

Nos émotions nous accompagnent tout au long de notre vie. Elles font partie intégrante du fonctionnement humain. Elles imprègnent nos pensées, notre comportement, et nos expériences. Elles motivent nos décisions les plus importantes, elles constituent l’essence même des rapprochements sociaux et elles sont au cœur des processus culturels et de socialisation.

 

Comme une houle intérieure, elles nous soulèvent, nous transportent, nous happent, nous submergent, nous chavirent, nous bousculent, nous précipitent, mais aussi nous bercent, nous rassurent, nous apaisent, nous dévoilent et nous gardent en mouvement.

Le mouvement est la condition essentielle de l’adaptation pour garder une structure en vie tout en préservant son identité et son équilibre.

 

La pensée actuelle, à l’égard des émotions, met l’accent sur leur fonctionnalité. Elles représentent des adaptations formées par la sélection naturelle qui visent à faciliter la réaction à des types de situation récurrents, à encourager les changements fonctionnels en matière de cognition, de physiologie, de signaux expressifs, d’expérience et de motivation ainsi que de comportement. Les émotions sont des ensembles complexes de réponses chimiques et neuronales qui vont former une configuration. Leur rôle est de créer des circonstances avantageuses pour l’organisme qui manifeste le phénomène ; précisément aider cet organisme à se maintenir en vie.

 

Prenons un exemple :

“Après une grosse journée de travail, la maison est vide et calme, un peu de temps devant soi avant l’arrivée des enfants ! Ouf ! Suspendons nos activités pour nous faire couler un bain !”

Que se passe-t-il lorsque nous pénétrons dans l’eau chaude ?

Enveloppés par la douce chaleur, nos muscles se détendent, nos vaisseaux se dilatent, notre cœur s’apaise et notre digestion s’active. Nos paupières se ferment, nous salivons, un sourire béat sur notre visage, notre peau se fait plus lisse, nos sphincters se relâchent, nos pensées s’apaisent, nous produisons des hormones de bien-être, notre système nerveux parasympathique se met en route pour récupérer et emmagasiner de l’énergie. Nous sommes en train de vivre une émotion de plaisir qui nous apporte un sentiment global de bien-être et de sécurité.

Quel est le lien avec la survie ?

Se détendre, récupérer de l’énergie, activer notre système nerveux parasympathique est absolument nécessaire pour digérer, assimiler les nutriments, se reproduire et se maintenir en vie.

 

Lorsque nos besoins sont satisfaits, nous nous sentons disponibles, le corps délié, souriant, des évocations positives en tête, envie de se déployer, de s’ouvrir à la relation, et de partager. Nous mémorisons les stimulations de l’instant pour les reconnaître dans d’autres situations.

 

Un autre :

“Nous avons décidé de nous promener en forêt durant une belle nuit d’été. Nous percevons entre les fougères un souffle bruyant, mais la lune se cache et nous ne voyons rien.”

Notre cœur se met à battre plus fort, nos paupières se dilatent, nos poils se hérissent, notre digestion se ralentit, nos vaisseaux se rétrécissent, nous transpirons, nous sécrétons les hormones de l’action, nous nous sentons très éveillé, notre système nerveux sympathique libère l’énergie nécessaire pour agir. Nous ressentons de la peur et un fort sentiment d’insécurité.

 

Lorsque nos besoins ne sont pas satisfaits, il y a péril pour notre intégrité, nous sommes focalisés sur la perception envahissante. Le corps et le psychisme sont tendus pour retrouver l’équilibre. L’expression et le comportement sont alignés sur la tension interne, en difficulté relationnelle.

Notre système émotionnel, couplé à notre mémoire, garde la trace de tous les détails liés à l’expérience. Les émotions se manifestent spontanément, selon un processus inconscient, dans l’objectif de maintenir l’organisme qui les ressent en vie. Comme une alerte générale qui mobilise l’énergie nécessaire pour agir de manière adéquate à la situation rencontrée.

 

L’émotion comme une cartographie

Les émotions primaires, sélectionnées par l’évolution, sont universelles, semblables pour tous et innées. Il s’agit de la joie, la peur, la colère, la tristesse, le dégout et la surprise. Elles représentent une cartographie de base pour se maintenir en vie, reconnaître le bon du mauvais pour se nourrir et se reproduire, récupérer de l’énergie, et savoir agir pour retrouver son intégrité lorsqu’il y a danger, perte ou blessure.

Ces émotions fondamentales sont associées globalement aux sensations de plaisir ou de douleur.

Les émotions secondaires (ou sociales) telles que l’embarras, la honte, la culpabilité, la fierté, la jalousie ou l’orgueil sont plus individualisées. Elles témoignent de l’intégration des données sociales, culturelles et familiale ainsi que d’une capacité à s’auto-apprécier.

 

Toutes les émotions se complexifient durant le développement de l’enfant. La capacité à les exprimer et les réguler se met en place selon les expériences vécues et leur contexte cognitif et social. La culture et les apprentissages vont donner aux émotions de nouvelles significations.

Selon les encouragements ou les désapprobations perçus, les mots ou silences associés aux ressentis, l’enfant se forge, dans les premières années de sa vie, son propre langage émotionnel. A partir d’une carte universelle et stéréotypée, nous allons constituer, au cours de l'existence, notre propre carte, unique, différente de toutes les autres, qui nous permet de nous repérer au sein des évènements et des relations.

Ainsi, adulte, nous pouvons être touchés différemment par un même spectacle.

Samedi soir, une jeune comédienne présente “Grain” un spectacle qui met en scène des personnes bipolaires, interprétés par une seule comédienne. Certaines personnes sont sorties enchantées car touchées par la performance artistique et théâtrale de la comédienne.

D’autres ont manifesté leur colère percevant un manque de respect envers les personnes malades et les soignants.

D’autres encore se sont senties peu touché par le sujet.

Si j’avais pris le temps de discuter avec chaque spectateur, nous aurions pu varier à l’infini la palette des émotions et sentiments ressentis à la fin du spectacle.

Ainsi, la capacité à ressentir se complexifie et s’individualise. Les stimulations émotionnelles, par leur incidence sur l’organisme entier, influencent grandement les apprentissages, le développement du corps et le développement de l’appareil cognitif.

 

L’émotion au cœur de l’action

Les dispositifs qui produisent les émotions occupent un espace sous-cortical qui relie les régions les plus anciennes du cerveau, dédiées à des fonctions élémentaires et automatiques, aux zones les plus récentes du néocortex où s’élaborent toutes les fonctions cognitives dites “supérieures”.

Ce réseau central et transversal est toujours activé automatiquement, sans intervention consciente. Les variations individuelles et culturelles n’enlèvent rien aux processus de base stéréotypés, programmés pour maintenir l’organisme en vie. Les modifications spontanées vont impacter l’ensemble des organes dans leur fonctionnement et les circuits cérébraux pour une configuration spécifique.

 

De fait “au moment de traverser sur le passage piéton, nous entendons un bruit de tôles froissées. Nos centres sous-corticaux sont automatiquement activés par la perception du danger, cœur et respiration s’accélèrent, production d’adrénaline dans le sang, les muscles se tonifient, nous courons nous mettre à l’abri. Dès que nous nous sentons hors de danger, notre corps s’apaise, nous pouvons alors capter d’autres informations et analyser la situation.”

Nous avons été activé par la peur.

 

Il y a les grosses vagues qui nous chavirent et nous bousculent, mais, tout au long de la vie, nous sommes agités ou apaisés par un mouvement intérieur incessant d’émotions, plus complexes, plus ténues, ou en arrière-plan qui font écho à des stimuli peu bruyants tels que des sensations discrètes, une régulation physiologique, notre discours intérieur, un questionnement, une anticipation etc.

Nous pouvons les distinguer à travers les subtils détails d’une posture, le contour d’un mouvement, la nuance d’une voix, le degré de contraction d’un muscle facial, un mouvement des yeux, etc.

Se produit donc un va-et-vient permanent entre nos émotions, les modifications qui les accompagnent, et de nouvelles nuances émotionnelles qui peuvent naître de ces changements. Nuances de tonalités, variations d’intensité, cette houle intérieure nous permet de forger le sentiment de notre existence.

 

L’émotion et le fil de la vie

L’émotion est la réponse, l'adaptation optimale du fonctionnement de l’organisme pour préserver son intégrité et se maintenir en vie. Le sentiment est la perception globale des modifications, sensations, énergie, discours, comportement, expression. Prendre conscience de ces processus nous permet de donner du sens à ce qui se vit, de repérer nos besoins et nos valeurs.

Chaque mouvement intérieur est une modification totale de l’être au monde et va créer un nouveau sentiment ou perception de cet ensemble de données, de ce que nous vivons.

Lorsqu’une émotion vient résonner un peu plus fort en nous, nous sommes soudain touchés. Qu’est-ce qu'elle nous raconte de notre histoire ? Quel écho avec la réalité de l’instant ? Quelque chose d’important à prendre en compte ? Serait-ce en écho avec notre passé ? Des résonnances oubliées ?

Puisque la cartographie de nos émotions se crée au cours de l’enfance, nos émotions racontent l’enfant que nous étions et que nous sommes encore. Chaque émotion dévoile qui nous sommes, ce qui nous touche, ce qui est important pour nous.

Chaque stimulation émotionnelle résonne jusqu’à l’enfant en nous. La laisser vibrer, ajuster ses manifestations, c’est prendre soin de notre enfant intérieur. Ecouter la houle comme notre musique intérieure, avec ses mouvements, ses silences, ses tempos. Laisser se déployer la mélodie, repérer la tonalité, les répétitions et les variations.

 

L’attention toute particulière portée à la vivance émotionnelle, en séance de Sophrologie Dynamique® et au quotidien, permet de mettre des mots, d’affiner notre langage émotionnel, de continuer à préciser la cartographie, de nuancer les tonalités, de prendre conscience des émotions enfouies et d'en retrouver le sens.