Cinq sens


Par Eliane Laxague

 

Article paru dans le TresSage 8 de juin 2017.

 

In utero déjà, le bébé a une vie sensorielle. Dans l’intimité du lien avec celle qui lui donne la vie, il s’éveille à la multiplicité des sensations dans une bulle aqueuse. A la naissance tout est bouleversé, modifié. Les impressions sensorielles se transforment. La porte est grand ouverte sur une dimension nouvelle. L’activité est alors intense : recevoir des données nécessite leur organisation, leur traitement.

 

Si le corps recueille et produit, il engramme également les perceptions sensorielles. Un vécu traumatique peut, de ce fait, être à l’origine de bien des souffrances et difficultés de vie tels les désordres affectifs, cognitifs, physiques, psychologiques avec leurs cortèges de manifestations par exemple des comportements addictifs. Nos cinq sens nous permettent d’établir le lien avec autrui, nous offrent d’infinies possibilités d’actualisation de notre concrétude, ici et maintenant.

 

Les quelques pistes de réflexion suivantes nous sensibiliseront à l’infinie richesse de la question sensorielle, nous motiveront, voire nous inciteront à la pratique plus fréquente et engagée de l’exercice de base dit “activation des cinq sens” proposé par la Sophrologie Dynamique®.

 

Voir, la vision

Beaucoup de mots en voir : percevoir, concevoir, prévoir, entrevoir, s’apercevoir.

Des expressions : aller se faire voir, voir ailleurs si j’y suis, voir en grand, écoutez, voir ! Il faut le voir pour le croire, voir du pays,…

La liste n’est pas exhaustive. Pensée et vue semblent fort liées.

On ne voit bien qu’avec le cœur.” suppose une intelligence du cœur donc du sentiment.

L’étymologie du mot intuition : intueri = voir dedans

Toutes les intelligences sont donc présentes dans le processus de vision.

 

Le fœtus se développe dans l’obscurité des entrailles maternelles hors toute stimulation qui donnerait matière à faire fonctionner la vision, contrairement aux autres sens. Visionnaire avant la naissance, le bébé naît aveugle, mais potentiellement voyant. Pendant les premières semaines de vie, certains peuples laissent encore les enfants dans la pénombre voire l’obscurité. En Occident,  rideaux et autres voiles ornaient les berceaux il y a peu de temps encore. Nécessité d’accompagner en douceur l’ouverture des yeux sur le monde ? De laisser se conjuguer l’élaboration première et l’organisation des circuits synaptiques maintenant parcourus par la lumière ? Ou, peut-être s’agit-il de préserver les capacités d’accès aux données intérieures tout en découvrant progressivement d’autres réalités grâce à l’alternance du jour et de la nuit ; d’une vision à l’autre ?

Petit à petit, les données externes s’affinent. Le nourrisson engramme les éléments de son environnement, le langage soutient le processus. Le mode télépathie reste actif et cherche ses informations dans la psyché des parents. En chacun de nous se tricotent peu à peu, de manière originale et unique, les liaisons nerveuses qui organisent la vision.

La sophrologie ne se vit-elle pas les yeux clos ?

Quel accès à l’invisible derrière ces paupières fermées ?

 

Du point de vue du fonctionnement oculaire, le fœtus est dans un monde où sans doute rien n’est visible, mais où justement naît la visibilité, la capacité à percevoir l’invisible sur un mode conjugué des différents sens, prélude à l’émergence de l’esprit.” (J.M. Delassus, Le génie du fœtus. Vie prénatale et origine de l’homme, Paris, Dunop, p 73-81)

 

Que dire du regard de la mère ? De ce premier regard, les yeux dans les yeux, inconscient et fondateur du sentiment de sécurité ? L’enfant comme porté, enveloppé, va pouvoir être reconnu ; se distinguer de l’autre. Ce qui anime ce regard ? La qualité d’amour, invisible pourtant, qui soutiendra la quête de cette nouvelle réalité.

Voir, avec et sans les yeux, de l’intérieur, là où s'instaure la relation à l’autre, tissée d’invisible, de méconnaissance et de connaissance.

 

Le voir du sophrologue, ne permet-il pas de regarder les choses du bon côté ?

Ouvrons l’œil, développons l’œil du cœur !

 

Entendre, l’ouïe

L’oreille, organe des sens le plus primitif, est totalement fonctionnelle vers l’âge de quatre mois de vie embryonnaire. Très vite le système neurologique donne à l’ouïe une priorité sur les autres sens.  L’univers maternel est rempli de tous les bruits corporels perçus à travers le liquide amniotique. Le bain sonore du bébé est fait de la langue, du timbre, du rythme, des inflexions émotionnelles de la mère qui lui transmet ainsi son vécu. L’organisation psychique du bébé se fait dans ce lien. L’oreille n’a pas de paupière : les sons pénètrent profondément, déclenchant plaisir mais aussi attentes, réactions de défense ou traumatismes qui peuvent rester là, longtemps, à l’état brut, enkystés et comme séparés de nous.

 

Certains ont l’habitude d’habiter l’espace en chantonnant. Les airs fredonnés, suscités par le vécu émotionnel du moment, témoignent de ce qui se vit intérieurement et s'extériorise ainsi. La rengaine reste en tête, agaçante parfois, jusqu’à ce, qu’enfin, nous en captions la raison. S’éclairent alors sentiments, motivations… Le plus banal de notre vie révèle une activité qui cherche à venir à la conscience. Que celui qui a des oreilles entende !

 

L’activité sophrologique privilégie le bain sonore puisque une grande partie de la séance se vit les yeux fermés, hors de la communication visuelle.

La voix du sophrologue, écoutée, entendue, en attente d’être entendue, creusée dans le silence ! Quel silence ? Plein, vide, arrogant, protecteur ou encore nourrissant ? Riche fondement de communication authentique, dans l’alliance sophrologique.

Car, comme la vision, l’ouïe permet de s’éloigner, prendre de la distance. Cette distance dans laquelle la parole trouvera sa place, souple, vivante. Riche de silence, la séance permet l’accueil puis la rencontre, la communication avec l’autre non encore connu.

 

Peut-être le sophrologue en nous a-t-il besoin d’apprendre à tendre, à prêter l’oreille ? Entendre, c’est naturel.

Faits pour nous entendre ?

 

Toucher, le toucher, le tact

Toucher, être touché ; la réalité quotidienne souvent trop peu consciente de notre pratique alors que nous rejoignons celui ou celle qui est venu à nous ; là dans l’absence ou la prolifération de mots.

 

Toucher sa bille, jouer à touche-pipi, un toucher rectal, peindre à petites touches, interdit de toucher, toucher avec les yeux, toucher le fond, toucher du bois, faire une touche, toucher au but, ne pas y toucher, toucher son salaire ou le pactole, toucher quelque chose du doigt, en toucher deux mots à quelqu’un, touche à tout… Le vocabulaire reflète un certain malaise de notre société ( notre culture ? ) vis-à-vis du toucher. Celui-ci se développe pourtant dès la huitième semaine de la vie fœtale pour être finalement fortement encadré, codé, codifié, ritualisé. Car, c’est vrai, pour qu’il s’exerce, point d’isolement, mais la nécessité de la présence d’un autre qu’il soit animé ou non.

 

Aujourd’hui nous touchons des claviers ! La culture du virtuel nous éloigne à pas de géants de ce sens, fondé dans le contact physique vital et essentiel au début de notre vie.

C'est bien le corps de la mère qui établit le contact, permet à l’enfant d’acquérir sa première identité. Tenu dans les bras, bercé, collé le voilà vivant. Ce toucher qui soutient et maintient la vie, nous le gardons au fond de notre mémoire. Il réconforte certains malades en fin de vie qui le disent plus apaisant que la morphine.

Un toucher qui se différencie au fil de la vie : associé aux soins du corps, à l’expression des émotions et sentiments, il sépare vie intime et contacts sociaux. Le toucher en tant que talent manuel, de plus en plus rare et peu valorisé, sera reconnu chez certains professionnels, musiciens par exemple, dans l’art de l’interprétation.

 

Un espace de confrontation et d’épanouissement du toucher : la sexualité. Elle renvoie aux expériences de l’enfance oubliées, refoulées parfois.

 

Selon “Le Robert”, si le sens propre du mot “tact” est la sensibilité qui permet, au contact d’une surface, d’apprécier certains caractères : son sens figuré est l’appréciation intuitive, spontanée et délicate de ce qu’il convient de dire ou de faire dans les relations humaines.

Un peu de tact, permettra à nos séances de respecter mieux la demande, les besoins pas toujours explicites, de ceux qui viennent à nous.

 

Sentir et goûter, odorat et goût

Les capacités d’odorat et de goût apparaissent dès les premières semaines de la vie de l’enfant Il (re)connaît très vite l’odeur du lait maternel. Ces deux modes de perceptions relèvent de l’intime : goûter se vit dans l’espace intérieur, le construisant ainsi petit à petit ; tandis que sentir un corps peut déclencher attirance ou répulsion. Une simple odeur peut conduire vers l’amour, le réconfort ou l’humiliation,…

Comme le toucher, goût et odorat nécessitent le contact direct. En bouche, nous apprécions la saveur d’un aliment. Peut-être quelques molécules odorantes proches nous permettent-elles également de l’humer ? Ce contact direct obligatoire nous engage profondément, nous révèle. Pour goûter quelque chose, apprécier sa saveur, il faut bien l’intégrer, le faire pénétrer dans notre corps.

Les créateurs de senteurs et saveurs l'ont parfaitement compris : ils font en sorte de relier nos mémoires enfouies à l’instant présent, en mode plaisir. Retrouver une perception sensorielle oubliée, la détecter, la qualifier, ajuster son intensité et surtout susciter le plaisir vécu auparavant dans le lien souvent peu conscient à notre vie affective, voilà qui fait recette !

 

Interrogeons-nous : plaisir, déplaisir mais aussi agréable, désagréable ne nous renvoient-ils pas à la distinction entre attrait et répulsion ; approche et évitement ?

Aimer une odeur = s’approcher de ce qui la génère.

Aimer une saveur = envie d’ingérer l’aliment qui la produit.

 

Ne dit-on pas perdre “le goût” ?

La vie n’a plus de saveur” : la perte sensorielle signe désespoir ou douleur trop grande, brutale parfois. Peu évocables par la parole, les souvenirs émotionnels, dont les supports sont l’odorat ou le goût conservés en mémoire, peuvent revenir à la conscience, ramenant un pan de vie enfoui depuis longtemps. La sophrologie permet de profiter de ce langage sensoriel.

En pratiquant, nous contactons autant l’infini de notre intérieur en termes de connaissance, sensualité, sexualité, que de notre rapport à l’autre du dehors ou du dedans.

 

Avoir du goût : avoir du jugement, de l’intelligence, du discernement.

De préférence, avoir bon goût !

 

Evoluer

À l’échelle humaine, les capacités sensorielles, olfactives d’abord déclinent. Le prix à payer pour notre évolution !

Au niveau de l’individu, la perception sensorielle s’affine en discriminant, interprétant, sélectionnant. Au fur et à mesure de la croissance l’éventail des perceptions se réduit ; l’odorat s’appauvrit alors que la vision se développe. La demande quotidienne crée des habitudes, rendant certaines des connexions neuronales d’abord foisonnantes inutiles, elles disparaissent. Ces pertes permettent la spécialisation.

Autre prix à payer : celui de la symbolisation. L’individu perçoit le monde à sa manière, subjective. Selon ses caractéristiques propres, il donne à la réalité sa touche personnelle, en fonction du bain affectif premier qui fut le sien. Cet acte de création se poursuit tout au long de la vie s’actualisant d’instant en instant.

Jung précise dans Les Types psychologiques “La sensation concrète ne se présente jamais à l’état pur, elle est toujours mêlée à des représentations, des sentiments et des pensées.” (Genève, Georg 1968, p 463)

 

Au quotidien ou en séance, d’abord le jaillissement sensoriel, bruyant, foisonnant ; stimulable jusqu’à l’excès, la saturation. Puis un temps de silence, de vide, supporté par le sentiment. Dans le silence des sens, advient le sens. Renoncer à l’excitation sensorielle, parfois jouissive voire addictive fait passer de la perception à la représentation.

Nous pouvons mobiliser les traces inscrites dans nos mémoires grâce à l'entraînement rigoureux et persévérant au fil de nos séances. Remises en mouvement, elles se vivent, se représentent, libèrent l’énergie emprisonnée. Voilà une motivation à vivre et faire vivre, encore et encore, les exercices basiques de stimulation sensorielle.

Ainsi l’alliance, relation humaine, permettra à nos apprenants de trouver en eux courage et  constance nécessaire pour éviter d’épuiser leur corps à force d’agitations stériles qui, tel un piège de vécus sensoriels, entravent toute possibilité de lien vivant à autrui.