Binswanger: le psychiatre phénoménologue


Par Jean-Louis Craenhals

 

Article paru dans le TresSage 2 de juin 2014.

 

En septembre dernier, lorsque je lisais « L'aventure de la sophrologie » par Alfonso Caycedo et Yves Davrou, j'ai fait la connaissance de Binswanger. Je vais tenter de vous livrer au travers de ces quelques lignes, le voyage que j'ai réalisé en sa compagnie.

 

L'homme.

Ludwig Binswanger est issu d'une famille de psychiatres suisses de la région alémanique. Son grand-père, qui porte le même prénom, crée en 1857 sur le bord du lac de Constance le sanatorium Bellevue à Kreuzlingen où il soignait notamment des schizophrènes.

Le 5 avril 1881, le petit Ludwig ouvre les yeux dans la clinique familiale.

Dans la famille Binswanger, les psychiatres sont légion : le grand-père Ludwig, le père Robert, l'oncle Otto et plus tard son fils Wolfgang.

Wolfgang Binswanger a repris les rennes de l'entreprise familiale en 1956 après que son père l'eut dirigée pendant 45 années ce qui lui a permis de recevoir la médaille Kraepelin (la plus haute distinction en psychiatrie).

Son savoir-faire s'est articulé autour de trois axes :

  • l'observation clinique,
  • la pratique thérapeutique et
  • la publication de travaux.

Jung, l'intermédiaire.

Le jeune Binswanger a choisi d'étudier la médecine au bord d'un autre lac, celui de Genève appelé aussi « lac Leman », à Lausanne et il l'a terminée à Zurich en passant par Heidelberg.

Caroline Gros, dans sa monographie du psychiatre philosophe, écrit ceci : « En 1907, Binswanger soutient sa thèse de doctorat intitulée Le Phénomène réflexe psychogalvanique dans l'expérience d'associations. Il l'a entreprise sous la direction de Carl Gustav Jung (qui a proposé le sujet) alors qu'il est engagé comme médecin volontaire au Burghölzli (Zurich) et qu'il aborde une phase d'intense spécialisation en psychiatrie aux côtés d'Eugen Bleuler, directeur de la clinique. Jung ne semble pas avoir joué le rôle d'autorité intellectuelle ; il a surtout joué le rôle d'intermédiaire en conviant Binswanger à l'accompagner chez Freud (à Vienne) en février 1907. De cette rencontre avec le père de la psychanalyse, naquit une amitié qui durera trente ans. »

 

La triade Freud-Husserl-Heidegger.

Plus loin, l'auteure poursuit ainsi : « Tout au long de son parcours intellectuel, Binswanger subit des influences. La tentation est grande de se laisser disperser au fil des textes par les renvois et les citations d'auteurs les plus divers, ou au contraire de conclure à une tripartition chronologique des étapes de sa pensée correspondant grosso modo à la triade Freud-Husserl-Heidegger. Mais force est de constater que des superpositions empêchent l'échelonnement, que les auteurs se côtoient et que les étapes se délimitent ou se dissocient mal. On a coutume de dire, par exemple, que dans l'itinéraire de pensée de Binswanger, Heidegger succède à Husserl. Ce n'est vrai qu'un temps, puisque Heidegger lui-même sera mis entre parenthèses par un Husserl tardif. En fait, privilégier la chronologie revient à manquer l'essentiel. Il est préférable de parler d'une triangulation des sources. Les périodes ne se succèdent pas pour faire place à une tabula rasa et à un départ à neuf. Il n'y a pas de mystique du « grand soir » ni du commencement véritable. Au contraire, pour cet homme de science, qui ne renonce jamais à une once de savoir, c'est toute l'humanité qui cohabite dans l'écriture, autant la littérature et la poésie que la philosophie, comme si coexistaient toujours d'autres discours aux côtés de ceux animés par l'idéal scientifique. ».

Refermons ici le livre passionnant de Caroline Gros.

 

Avant de poursuivre, attardons nous sur Freud, Husserl et Heidegger.

Nous connaissons tous Sigmund Freud, le père de la psychanalyse. Il est né le 6 mai 1856 en Autriche, était neurologue et a exercé à Vienne jusqu'en 1938 avant de mourir le 23 septembre 1939 à Londres.

Quant à Edmund Husserl, né le 8 avril 1859 dans la même région de l'ancien empire Austro-Hongrois que Freud, il étudie les mathématiques avant la philosophie, fonde la phénoménologie et est, pendant 12 années, professeur de philosophie à l'université de Fribourg-en-Brisgau (Forêt-Noire sur le Rhin près de Bâle) où il termine sa carrière en 1928. Il a eu notamment comme élèves Heidegger et Hannah Arendt. Max Scheler, bien que n'ayant jamais suivi l'enseignement du maître, a été fort influencé par Husserl. Il décède le 26 avril 1938.

Pour Martin Heidegger (1889-1976), écoutons ce qu'en dit mon ancien professeur de philosophie, Paul Favraux : « Le lien entre Husserl et Heidegger est le suivant : Une des idées source de Husserl est que la conscience est intentionnelle. C'est à dire que le sujet est toujours dirigé vers un objet. La conscience est conscience de quelque chose, un objet. Il y a une instance de pensée en moi (pensée au sens large) qui se dirige vers un objet de pensée, de désir, de telle ou telle émotion ou d'imagination.

Heidegger retient de son professeur, cette idée d'intentionnalité, mais il l'interprète autrement de façon plus existentielle. Ce sera la phénoménologie existentielle. Il analysera la structure fondamentale du sujet humain qui est marquée par cette intentionnalité. Il l'appellera le Dasein qui signifie en français existence.

La grande structure du sujet humain est ceci : il est dirigé vers trois éléments. Le premier : je suis d'abord jeté au monde. Dans le sens où le sujet part toujours d'une situation. J'arrive dans un temps précis, à un moment donné. Le deuxième : je me tourne spontanément vers des projets. Le troisième : je suis toujours en chute parce que je m'occupe de détails et non de l'essentiel. Nous venons de décrire la structure de l'existence inauthentique.

L'homme commence d'abord par vivre de cette façon qui peut être résumée par Métro-Boulot-Dodo. Il n'est pas encore « conscient », il ne se pose pas encore la question « pour quoi vivre ». Il est tourné vers des objets qui sont plutôt des outils. Lorsqu'un outil vient à manquer, il réalise enfin à quoi sert cet objet, qui débouche à la situation de l'angoisse. L'angoisse n'est pas la peur devant la perte d'un objet, mais c'est l'angoisse de la mort.

A ce moment, c'est l'occasion du passage à l'existence authentique. L'homme se rend compte qu'il a l'être. Il est appelé à vivre de façon décidée.

Pour Heidegger, c'est : je peux enfin me poser la question : « qu'est-ce qu'être et qu'est ce que l'être ? ». Il dira que l'homme est le Dasein. L'homme est le seul étant (la chose qui est) qui peut se poser la question de l'être. Le destin de l'homme est de rester, jusqu'à la mort, ouvert à la question de l'être sans jamais avoir la réponse. Nous devons arriver à une certaine finitude heureuse, sorte de bouddhisme à l'occidentale. La vocation de l'homme est de rester ouvert au mystère de l'être. »

 

Son oeuvre.

Dans la suite de l'entretien, Paul Favraux fait le lien avec Binswanger de la manière suivante : « Binswanger prend les personnes telles qu'elles sont et il essaye de comprendre la manière dont elles se rapportent au monde, tout ceci sans jugements. Il faisait l'exercice de rentrer dans la vision de l'autre tout en restant lui-même. ».

De façon raccourcie, il a appliqué les principes de l'oeuvre majeure d'Heidegger repris dans son ouvrage « Être et temps » de 1927 à la souffrance humaine qu'il côtoyait avec ses patients schizophrènes dans sa clinique de Bellevue.

Cette méthode thérapeutique a été présentée sous le nom de « Daseinanalyse » en septembre 1950 au premier congrès international de psychiatrie à Paris et traduite en français par « Analyse existentielle ».

 

Caycedo, un de ses derniers élèves.

En 1962, le jeune docteur Caycedo suit son intuition. Il quitte le professeur Lopez Ibor à Madrid et part en Suisse. Son objectif est de rencontrer Binswanger. Après quelques stages dans plusieurs cliniques, il reçoit, au début de l'année 1964, la lettre de Kreuzlingen l'invitant à se rendre auprès de Binswanger.

 

Voici comment Caycedo raconte , dans le n° 72 de la revue de Sophrologie Caycédienne, à sa fille Natalia, son départ d'Espagne. « Pour comprendre les phénomènes, les phénoménologues parlent de « vivencit absolumena », de « convivance », d'expérience ; c'est pourquoi il me fallait « vivre » cette connaissance ; et pour ce faire, je devais me rendre au Sancta Sanctorum de la Psychiatrie Phénoménologique qui venait alors de voir le jour dans cette clinique de Kreuzlingen, face au lac de constance, dans le nord de la Suisse. ».

 

En attendant de pouvoir avoir un rendez-vous bi-hebdomadaire avec le maître des lieux, Caycedo en profita pour faire une mini-cure de psychanalyse jungienne auprès du docteur Fiertz qui vivait aussi dans la clinique.

 

Reprenons dans l'article susmentionné un enseignement de Binswanger à Caycedo. « Vous devez apprendre dès le départ à vous comporter en vrai phénoménologue. Pour ce faire, il faut effectuer l'effort mental qui consiste à essayer de partir de zéro en évitant toutes sortes d'associations. Il s'agit en somme d'apprendre à contempler les phénomènes, sans les altérer par des théories préconçues. Pour approcher directement le phénomène pur, il faut absolument essayer d'oublier toutes les connaissances acquises auparavant et faire très attention de ne pas céder à la tendance à faire des comparaisons. ».

 

Laissons Alfonso Caycedo raconter comment il a reçu l'impulsion de son maître à partir vers l'orient. Cette fois-ci, nous tirons un extrait de « L'aventure de la sophrologie ». « Un jour, je me reposais dans le parc, face au lac, après le travail intense de la journée ; (...).

Je pris donc en main un livre qu'avait laissé mon épouse. Il s'agissait d'un livre sur le yoga. Ma surprise et mon intérêt furent grands quand je lus ce que ces illustres penseurs orientaux disaient de la conscience avec une grande expérience. Ils parlaient de la conscience semi-éveillée et des techniques pour l'obtenir.

Au cours d'un de mes rendez-vous avec Binswanger, j'osai lui demander ce qu'il pensait de toutes ces choses orientales. (...) A ma grande surprise, il me répondit ceci : « Si j'avais votre âge, j'irais là-bas, j'irai voir ce qui se passe en Orient. On ne peut se faire d'opinion sans avoir vu, vécu. Si j'avais même vingt ans de moins, je ferais le voyage ! » ».

Sur cet envoi, Caycedo quitte la Suisse fin 64 pour aller en Inde à partir de 1965. Mais, ceci est une autre histoire.

 

Une bonne année plus tard, Ludwig Binswanger décède dans le lieu où il avait vu le jour.